Court de justice CE – Affaire C‑428/08 Monsanto Technology LLC contre Cefetra BV et autres

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL M. PAOLO Mengozzi présentées le 9 mars 2010 (1)
[demande de décision préjudicielle formée par le Rechtbank ‘s‑Gravenhage (Pays-Bas)] «Protection juridique des inventions biotechnologiques – Directive 98/44/CE – Brevet relatif à une information génétique»

1.        La Cour n’a guère eu l’occasion, jusqu’à présent, de se pencher sur la directive relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques. La présente affaire lui permettra toutefois de préciser certains points importants concernant la protection qu’il convient de conférer, au sein de l’Union, aux brevets délivrés dans le domaine, dont l’importance ne saurait être sous-estimée aujourd’hui.

I –    Cadre juridique

A –    L’accord ADPIC

2.        Les articles 27 et 30 de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (2) (ci-après l’«accord ADPIC») sont ainsi rédigés:

«Article 27

Objet brevetable

1.      Sous réserve des dispositions des paragraphes 2 et 3, un brevet pourra être obtenu pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, à condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle. Sous réserve des dispositions du paragraphe 4 de l’article 65, du paragraphe 8 de l’article 70 et du paragraphe 3 du présent article, des brevets pourront être obtenus et il sera possible de jouir des droits de brevet sans discrimination quant au lieu d’origine de l’invention, au domaine technologique et au fait que les produits sont importés ou sont d’origine nationale.

2.      Les membres pourront exclure de la brevetabilité les inventions dont il est nécessaire d’empêcher l’exploitation commerciale sur leur territoire pour protéger l’ordre public ou la moralité, y compris pour protéger la santé et la vie des personnes et des animaux ou préserver les végétaux, ou pour éviter de graves atteintes à l’environnement, à condition que cette exclusion ne tienne pas uniquement au fait que l’exploitation est interdite par leur législation.

3.      Les membres pourront aussi exclure de la brevetabilité:

a)      les méthodes diagnostiques, thérapeutiques et chirurgicales pour le traitement des personnes ou des animaux;

b)      les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes, et les procédés essentiellement biologiques d’obtenir de végétaux ou d’animaux, autres que les procédés non biologiques et microbiologiques. Toutefois, les membres prévoiront la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens. Les dispositions du présent alinéa seront réexaminées quatre ans après la date d’entrée en vigueur de l’Accord sur l’OMC.»

«Article 30

Exceptions aux droits conférés

«Les membres pourront prévoir des exceptions limitées aux droits exclusifs conférés par un brevet, à condition que celles-ci ne portent pas atteinte de manière injustifiée à l’exploitation normale du brevet ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, compte tenu des intérêts des tiers.»

B –    La directive 98/44/CE

3.        La directive 98/44/CE (3) prévoit, dans ses considérants, ce qui suit:

«(…)

(3) considérant qu’une protection efficace et harmonisée dans l’ensemble des États membres est essentielle en vue de préserver et d’encourager les investissements dans le domaine de la biotechnologie;

(…)

(5) considérant qu’il existe des divergences, dans le domaine de la protection des inventions biotechnologiques, entre les législations et pratiques des différents États membres; que de telles disparités sont de nature à créer des entraves aux échanges et à faire ainsi obstacle au fonctionnement du marché intérieur;

(6) considérant que ces divergences risquent de s’accentuer au fur et à mesure que les États membres adopteront de nouvelles lois et pratiques administratives différentes ou que les interprétations jurisprudentielles nationales se développeront diversement;

(7) considérant qu’une évolution hétérogène des législations nationales relatives à la protection juridique des inventions biotechnologiques dans la Communauté risque de décourager encore plus les échanges commerciaux, au détriment du développement industriel de ces inventions et du bon fonctionnement du marché intérieur;

(8) considérant que la protection juridique des inventions biotechnologiques ne nécessite pas la création d’un droit particulier se substituant au droit national des brevets; que le droit national des brevets reste la référence essentielle pour la protection juridique des inventions biotechnologiques, étant entendu qu’il doit être adapté ou complété sur certains points spécifiques pour tenir compte de façon adéquate de l’évolution de la technologie faisant usage de matière biologique, mais répondant néanmoins aux conditions de brevetabilité;

(…)

(22) considérant que le débat sur la brevetabilité de séquences ou de séquences partielles de gènes donne lieu à des controverses; que, aux termes de la présente directive, l’octroi d’un brevet à des inventions portant sur de telles séquences ou séquences partielles doit être soumis aux mêmes critères de brevetabilité que pour tous les autres domaines technologiques, nouveauté, activité inventive et application industrielle; que l’application industrielle d’une séquence ou d’une séquence partielle doit être exposée de façon concrète dans la demande de brevet telle que déposée;

(23) considérant qu’une simple séquence d’ADN sans indication d’une fonction ne contient aucun enseignement technique; qu’elle ne saurait, par conséquent, constituer une invention brevetable;

(24) considérant que, pour que le critère d’application industrielle soit respecté, il est nécessaire, dans le cas où une séquence ou une séquence partielle d’un gène est utilisée pour la production d’une protéine ou d’une protéine partielle, de préciser quelle protéine ou protéine partielle est produite ou quelle fonction elle assure;

(…)»

4.        L’article 1er de la directive est ainsi rédigé:

«1. Les États membres protègent les inventions biotechnologiques au moyen de leur droit national des brevets. Ils adaptent leur droit national des brevets, si nécessaire, pour tenir compte des dispositions de la présente directive.

2. La présente directive n’affecte pas les obligations découlant, pour les États membres, des conventions internationales, et notamment de l’accord ADPIC et de la convention sur la diversité biologique.»

5.        L’article 5 de la directive est ainsi rédigé:

«(…)

3. L’application industrielle d’une séquence ou d’une séquence partielle d’un gène doit être concrètement exposée dans la demande de brevet.»

6.        L’article 9 de la directive est ainsi rédigé:

«La protection conférée par un brevet à un produit contenant une information génétique ou consistant en une information génétique s’étend à toute matière, sous réserve de l’article 5, paragraphe 1, dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction».

C –    La législation nationale

7.        La loi nationale néerlandaise en matière de brevets (la Rijksoctrooiwet 1995; ci-après la «loi relative aux brevets»), telle qu’elle a été modifiée par la suite, transpose l’article 9 de la directive dans les termes suivants:

«Article 53 a

(…)

3. En ce qui concerne un brevet relatif à un produit contenant une information génétique ou consistant en une information génétique, le droit exclusif s’étend à toute matière dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction, sous réserve de l’article 3, paragraphe 1, sous b)».

II – Le litige au principal et les questions préjudicielles

8.        La société Monsanto est titulaire d’un brevet européen délivré le 19 juin 1996 et relatif à une séquence génétique qui, introduite dans l’ADN d’une plante de soja, la rend résistante au gliphosate, un herbicide produit par cette même société et commercialisé sous le nom de «Roundup».

9.        Les plantes de soja génétiquement modifiées (le «soja RR», c’est‑à‑dire le «Roundup ready») sont cultivées dans différents pays dans le monde, mais pas sur le territoire de l’Union européenne. L’avantage de l’utilisation du soja génétiquement modifié consiste, pour les agriculteurs, dans la possibilité d’utiliser l’herbicide Roundup pour détruire les mauvaises herbes sans crainte de nuire à la culture du soja.

10.      En Argentine, le soja RR est cultivé à grande échelle et constitue un important produit d’exportation. En revanche, pour des raisons de droit interne, Monsanto n’y dispose pas d’un brevet relatif à la séquence génétique qui caractérise la plante en question.

11.      En 2005 et en 2006, les sociétés défenderesses au principal ont importé des cargaisons de farine de soja en provenance d’Argentine. L’analyse des échantillons de farine effectuée à la demande de Monsanto a révélé la présence de traces de l’ADN caractéristique du soja RR. Il est donc établi que la farine importée, déchargée dans le port d’Amsterdam et destinée à la production d’aliments pour animaux, a été produite en Argentine à l’aide du soja génétiquement modifié pour lequel Monsanto est titulaire d’un brevet européen.

12.      Monsanto a assigné les sociétés importatrices devant la juridiction de renvoi en faisant valoir qu’elles étaient responsables d’une violation de son brevet.

13.      Jugeant l’interprétation de la directive nécessaire pour pouvoir trancher le litige, la juridiction nationale a sursis à statuer et a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:

«1)      L’article 9 de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998, relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (JO L 213, p. 13), doit-il être interprété en ce sens que la protection qu’il confère peut également être invoquée dans une situation où, comme en l’espèce, le produit concerné (la séquence d’ADN) fait partie d’une matière (de la farine de soja) importée dans l’Union européenne et où il n’exerce pas sa fonction lors de la contrefaçon alléguée, mais a exercé celle-ci antérieurement (dans la plante de soja) ou pourrait éventuellement l’exercer à nouveau, après avoir été isolé dans la matière en question et introduit dans une cellule d’un organisme?

2)      Compte tenu de la présence de la séquence d’ADN visée par la revendication 6 du brevet numéro EP 0 546 090 dans la farine de soja importée dans la Communauté par Cefetra et ACTI, et compte tenu du fait que l’ADN est, au sens de l’article 9 de la directive 98/44, incorporée dans la farine de soja et n’y exerce plus la fonction qui est la sienne:

la protection conférée par la directive, et en particulier par son article 9, à un brevet relatif à une matière biologique fait-il obstacle à ce que la législation nationale en matière de brevets octroie (en plus) une protection absolue au produit concerné (l’ADN) en tant que tel, que cet ADN exerce ou non la fonction qui est la sienne, et, partant, la protection conférée par l’article 9 doit-elle être considérée comme exhaustive dans la situation visée par cette disposition, où un produit contient une information génétique ou consiste en une information génétique, lequel produit est incorporé dans une matière où l’information génétique est contenue?

3)      Importe-t-il, pour répondre à la question qui précède, que le brevet numéro EP 0 546 090 ait été demandé et octroyé avant l’adoption de la directive 98/44 (en l’occurrence, le 19 juin 1996) et qu’une telle protection absolue pour un produit ait été conférée par la législation nationale en matière de brevets avant l’adoption de cette directive?

4)      La Cour de justice pourrait-elle répondre à ces questions en tenant compte également de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), et plus particulièrement des articles 27 et 30 dudit accord?»

III – Considérations préliminaires

14.      Dans la présente affaire, comme on l’a vu dans mon bref résumé des faits, Monsanto agit exclusivement contre des importateurs de farine de soja originaire d’Argentine. Il en est ainsi parce que, comme Monsanto l’admet elle-même, elle ne bénéficie pas dans cet État de la protection afférente au soja RR que lui confère son brevet. Contrairement à ce qui se passe en Argentine, dans d’autres pays producteurs de soja tels que le Brésil, cette société obtient au contraire une rémunération pour l’utilisation de son invention, grâce à la protection garantie par le brevet ou à des accords conclus avec les agriculteurs.

15.      Il faut relever toutefois que le choix de limiter les actions judiciaires sur le territoire de l’Union aux seuls produits provenant d’Argentine constitue une simple décision de politique commerciale de la société Monsanto. En effet, si la Cour devait constater que Monsanto peut, sur le territoire de l’Union européenne, faire valoir des droits en ce qui concerne la farine de soja originaire d’Argentine, rien ne pourrait l’empêcher par la suite de faire valoir des droits similaires sur la farine originaire d’autres pays. En effet, le principe de l’épuisement des droits de propriété intellectuelle ne trouve application qu’après la première entrée d’un produit sur le territoire de l’Union avec le consentement du titulaire du brevet (4).

16.      En conséquence, l’interprétation que la Cour doit fournir trouvera application, de manière générale, dans tous les cas où l’on importerait sur le territoire de l’Union un produit dérivé de la transformation, dans un État tiers, d’une plante génétiquement modifiée protégée par un brevet valable sur le territoire de l’Union européenne.

IV – Sur la première question préjudicielle

A –    Observations liminaires

17.      Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande à la Cour de dire si, dans un cas tel que celui en cause au principal, l’article 9 de la directive protège la position de Monsanto même lorsque la séquence génétique n’exerce pas actuellement sa fonction, mais l’a exercée dans le passé ou pourrait l’exercer à nouveau à l’avenir.

18.      D’emblée, la question pourrait être interprétée en ce sens qu’elle se limite au seul problème du temps verbal utilisé à l’article 9 de la directive, lequel, comme on l’a vu, ne garantit la protection qui y est décrite que si l’information génétique «exerce sa fonction». Dans ce cas, la réponse pourrait se limiter à relever que l’article 9 emploie le présent, le fait que la séquence génétique brevetée ait exercé sa fonction dans le passé ou puisse l’exercer à l’avenir étant donc dénué de toute pertinence (5). Aux fins de l’application de l’article 9, chaque moment doit être considéré de manière indépendante. Seul l’exercice «actuel» de la fonction rend applicable la disposition précitée. Dans une situation où la fonction n’est pas exercée il ne peut y avoir violation de l’article 9: naturellement, à partir du moment où la séquence exercerait à nouveau sa fonction, la protection conférée par l’article 9 redeviendrait applicable.

19.      Tous ceux qui ont présenté des observations, à l’exception de Monsanto, ont proposé de répondre en ce sens à la première question préjudicielle. Et c’est dans ce sens également que je suggère de répondre à la juridiction de renvoi si la Cour entendait examiner la question dans les termes restrictifs que je viens d’indiquer.

20.      J’estime toutefois que ce serait une erreur d’interpréter restrictivement la question et que, pour donner une réponse appropriée à la juridiction de renvoi, il est nécessaire d’interpréter l’article 9 dans le contexte de la directive dans son ensemble et de la protection qu’elle confère aux brevets déposés pour des inventions biotechnologiques. Au demeurant, il ne faut pas oublier que, tant dans ses observations écrites qu’à l’audience, Monsanto a insisté sur le fait que, à son avis, la protection par brevet dont elle peut se prévaloir découle non de l’article 9 de la directive mais de la protection «classique» qui, en application du droit traditionnel des brevets et de la directive elle-même, doit être conférée à la séquence génétique en tant que telle. En d’autres termes, selon Monsanto, c’est la séquence d’ADN entendue en tant que substance chimique qui constitue l’objet de sa revendication devant les autorités juridictionnelles des Pays-Bas. Monsanto déclare ne formuler aucune demande quant à la farine: elle affirme que si l’ADN breveté n’était plus contenu dans la farine, elle n’aurait aucune raison d’agir contre les sociétés importatrices.

B –    Sur la protection du brevet fondée sur la finalité

21.      La véritable question à résoudre pour répondre complètement aux interrogations de la juridiction de renvoi a donc trait à l’existence ou non, dans un cas tel que celui en cause en l’espèce, d’une protection par brevet classique de l’information génétique en tant que telle. En d’autres termes, il faut déterminer si l’information génétique est protégée en tant qu’élément chimique, même lorsqu’elle se trouve, comme une sorte de «résidu», à l’intérieur d’un produit résultant de la transformation du produit biologique (en l’occurrence les plantes de soja) dans lequel la séquence exerçait sa fonction.

22.      On pourrait être tenté de considérer que ce problème est dénué de pertinence, en estimant qu’en l’espèce c’est uniquement la farine, et non l’ADN en tant que tel qui y est incorporé, qui constitue l’objet du litige. Toutefois cette solution ne me semble pas satisfaisante: d’un point de vue physique en effet, il est incontestable que l’ADN faisant l’objet du brevet peut être décelé à l’intérieur de la farine et que lui aussi, en réalité, a été importé sur le territoire de l’Union.

23.      À l’exception de Monsanto et du gouvernement italien, les autres parties ayant présenté des observations n’ont pas pris position sur ce problème spécifique, pas plus qu’elles ne l’ont fait ultérieurement à l’audience, bien qu’elles aient été expressément invitées à le faire. Leur attention s’est concentrée exclusivement sur la farine.

24.      Selon Monsanto, comme on l’a vu, indépendamment de la protection éventuelle de la farine (que cette société ne revendique pas), la protection garantie par le brevet couvre la séquence d’ADN en tant que telle. Cette protection ne découlerait pas de l’article 9 de la directive, mais de ses dispositions générales, qui laissent intact le droit commun des brevets. L’article 9 aurait uniquement pour fonction d’étendre, dans certaines circonstances, cette protection de base. Toutefois, que l’article 9 soit ou non applicable, la séquence d’ADN en tant que telle continuerait à bénéficier de la protection de base.

25.      Selon le gouvernement italien au contraire, dès lors qu’une séquence d’ADN se trouve à l’intérieur d’autre matière, elle ne pourrait plus bénéficier de la protection classique conférée par le brevet, et seule demeurerait applicable, si les conditions en sont réunies, la protection des produits «incorporants» conférée par l’article 9.

26.      Bien que la thèse du gouvernement italien soit intéressante, je ne pense pas pouvoir la partager. En effet, il convient d’observer que la directive, en règle générale, complète le droit préexistant en matière de brevets. Que l’on se réfère par exemple, en ce sens, à son huitième considérant. Il est vrai que la directive elle-même, à l’article 1er, prévoit la possibilité de modifier les droits nationaux en matière de brevets pour les rendre compatibles avec les dispositions spécifiques de la législation communautaire en cause. Toutefois, l’interprétation défendue par le gouvernement italien n’est corroborée par aucun texte. Il ne faut pas oublier qu’en vertu du droit commun des brevets, le fait qu’une invention soit incorporée dans un autre produit ne fait pas disparaître, en principe, la protection qui lui est conférée.

27.      Il me semble au contraire indiscutable que l’article 9 de la directive constitue une règle qui étend la protection conférée par un brevet. En effet, cet article part de la prémisse selon laquelle l’ADN breveté est protégé en tant que tel, et il étend, dans certaines circonstances, la protection qui lui est conférée à la «matière» dans laquelle se trouve la séquence génétique, à condition que cette dernière exerce sa fonction. Comme il est constant que, dans la farine de soja, la séquence génétique brevetée n’exerce aucune fonction dès lors qu’elle ne constitue qu’un résidu, la protection supplémentaire garantie par l’article 9 ne peut être invoquée dans la présente affaire.

28.      Toutefois, il faut encore vérifier si, comme le soutient Monsanto, la séquence génétique est protégée ici en tant que telle en application des dispositions générales en matière de brevets. Le problème spécifique qui doit être résolu consiste à déterminer quand une séquence brevetée d’ADN est protégée en tant que produit distinct.

29.      À mon sens, il résulte du libellé et du but de la directive qu’une séquence génétique ne doit être réputée protégée, y compris en tant que produit distinct, que si elle exerce la fonction pour laquelle elle a été brevetée. En d’autres termes, il me semble que la directive admet – et, en réalité, commande – une interprétation selon laquelle, sur le territoire de l’Union, la protection conférée aux séquences génétiques est une protection «fondée sur la finalité» («purpose-bound»). Bien que la directive n’indique pas expressément que la protection à conférer aux séquences génétiques doit être de ce type, de nombreux éléments, liés au système général des brevets dans le domaine de la biotechnologie, plaident en faveur de cette interprétation.

30.      En premier lieu, diverses dispositions de la directive mettent en évidence la nécessité, pour pouvoir obtenir un brevet relatif à une séquence génétique, d’indiquer la fonction spécifique que la séquence exerce. On se reportera à cet égard aux vingt-deuxième, vingt-troisième et vingt-quatrième considérants, ainsi qu’à l’article 5, paragraphe 3, de la directive. Il est vrai que les dispositions en question ont trait au domaine de la brevetabilité, et non à la protection du produit breveté. Elles constituent toutefois des indications non négligeables de nature à démontrer que, dans l’optique du législateur de l’Union, une séquence génétique demeure inopérante en matière de brevets si la fonction exercée par cette séquence n’est pas indiquée.

31.      La grande importance reconnue par la directive à la fonction qu’une séquence génétique exerce vise naturellement à permettre une distinction entre «découverte» et «invention». L’identification d’une séquence génétique sans indication d’aucune fonction constitue une simple découverte, non brevetable en tant que telle. À l’inverse, l’indication d’une fonction exercée par la séquence transforme cette dernière en une invention, laquelle peut donc bénéficier de la protection conférée par le brevet. Or, l’interprétation selon laquelle une séquence génétique bénéficierait de la protection par brevet «classique», c’est‑à‑dire d’une protection étendue à toutes les fonctions potentielles de la séquence elle-même, même à celles qui ne sont pas connues au moment de la demande de brevet, reviendrait à reconnaître un brevet pour des fonctions encore inconnues à la date de la demande. En d’autres termes, il suffirait de demander un brevet pour une seule fonction d’une séquence génétique pour obtenir la protection de toutes les fonctions possibles de cette même séquence. À mon avis, une telle interprétation reviendrait en pratique à admettre la brevetabilité d’une simple découverte, en violation des principes fondamentaux régissant les brevets.

32.      Il ne faut pas oublier non plus qu’en principe la nature intrinsèque d’un brevet est constituée par un véritable échange. D’une part, l’inventeur rend publique son invention, ce qui permet à la collectivité d’en bénéficier. En échange, il jouit d’un droit exclusif sur cette invention pendant une période de temps limité. Il me semble que reconnaître une protection absolue à une invention qui consiste en une séquence génétique, en conférant donc au titulaire d’un brevet sur cette séquence un droit exclusif qui s’étend à toutes les utilisations possibles de la séquence, y compris celles non indiquées et non connues au moment où la demande de brevet est déposée, violerait ce principe fondamental en conférant au titulaire d’un brevet une protection disproportionnée.

33.      Il convient d’observer également que, si l’on souscrivait à la thèse défendue par Monsanto, l’article 9 de la directive perdrait tout effet utile en tant que disposition étendant la protection par brevet. En effet, si la séquence bénéficiait d’une protection en tant que telle même sans exercer sa fonction, on ne voit pas pourquoi l’article 9 devrait subordonner l’extension de la protection à l’exercice de la fonction par la séquence. En effet, indépendamment de cela, la protection serait garantie en pratique en tout état de cause par la seule présence de la séquence, comme en l’espèce. Le fait que Monsanto réclame une protection pour la séquence et non pour la farine ne change rien au fait qu’en réalité la protection produit ses effets également en ce qui concerne la farine.

34.      À mon sens, suivre l’interprétation soutenue par Monsanto reviendrait à reconnaître au titulaire d’un brevet biotechnologique une protection trop large. En effet, comme plusieurs parties l’ont indiqué tant dans leurs observations écrites qu’à l’audience, il n’est pas possible de dire jusqu’à quel moment et jusqu’à quel point de la chaîne alimentaire et des produits dérivés on peut encore déceler des traces de l’ADN originel de la plante génétiquement modifiée. Il s’agit évidemment de séquences qui n’exercent plus aucune fonction, mais leur présence même soumettrait un nombre indéterminé de produits dérivés au contrôle de la personne qui a breveté la séquence génétique d’une plante. Ainsi que l’a relevé le gouvernement argentin dans un raisonnement qui n’est paradoxal qu’en partie, si dans l’estomac d’un bovin on devait trouver des traces de la séquence parce que l’animal a été nourri avec des produits dérivés de la plante génétiquement modifiée, l’importation du bovin en question pourrait être considérée elle aussi comme une violation du droit du titulaire du brevet (6).

35.      Il ne fait aucun doute que l’absence de protection de l’invention de Monsanto en Argentine apparaît injuste. De même toutefois, et indépendamment des raisons à l’origine de cette absence de protection, il me semble que l’opération de Monsanto consiste à chercher à utiliser un ordre juridique (celui de l’Union) pour remédier aux problèmes rencontrés dans un autre ordre juridique (l’ordre juridique argentin). Or, je trouve cela inacceptable. Le fait que Monsanto ne puisse obtenir une juste rémunération pour son brevet en Argentine ne saurait être réparé en lui conférant une protection étendue dans l’Union européenne.

36.      Comme on le sait, la protection fondée sur la finalité ne constitue pas une nouveauté absolue en matière de biotechnologies. En particulier, les législateurs français et allemand ont opté, dans le domaine faisant l’objet de la directive, pour une protection de ce type, bien que celle-ci ne porte que sur les séquences génétiques relatives au corps humain (7). Le Parlement européen également a adopté une résolution dans laquelle il préconise, pour les brevets relatifs à l’ADN humain, une protection fondée sur la finalité (8). En outre, la pratique traditionnelle en matière de brevets relatifs aux substances chimiques veut que l’on reconnaisse la brevetabilité d’une utilisation nouvelle d’une substance déjà brevetée pour d’autres utilisations (9).

37.      À ce stade, une mise au point s’impose. Limiter la protection par brevet des séquences génétiques aux fonctions pour lesquelles le brevet a été obtenu, selon le modèle de la protection fondée sur la finalité, ne signifie pas que cette protection soit limitée aux cas dans lesquels le gène breveté est actif. D’un point de vue biologique, en effet, il existe des gènes qui ne sont actifs que dans des circonstances particulières: par exemple, comme l’audience l’a montré, un gène qui confère à une plante une résistance particulière à la sécheresse ne peut devenir actif qu’à l’occasion d’une sécheresse. Il est clair que, aux fins de la directive, le fait que le gène «exerce une fonction» au sens de l’article 9 ne signifie pas qu’il soit actif. Au sens de la directive, une information génétique «exerce sa fonction» lorsqu’elle i) se trouve à l’intérieur d’une matière vivante dont elle fait partie, ii) est transmise lorsque la matière vivante se reproduit et iii) exerce de manière continue ou lors de la survenance de circonstances déterminées la fonction pour laquelle elle a été brevetée.

38.      Par ailleurs, il convient d’ajouter que la clarification esquissée au point précédent est en tout état de cause dénuée de pertinence en l’espèce, puisqu’il est constant que dans les plantes de soja RR la séquence génétique en cause est active en permanence.

C –    Sur le caractère résiduel de l’ADN contenu dans la farine

39.      Une solution alternative à celle que je viens d’exposer dans les points précédents consisterait à voir dans l’ADN breveté se trouvant dans la farine de soja un simple résidu, présent à l’état de traces et qui ne saurait donc bénéficier d’une protection. Dans cette optique, la demande de Monsanto porterait en réalité sur la farine et non sur la séquence génétique. La protection «classique» de la séquence en tant que telle, revendiquée par Monsanto, ne serait qu’un prétexte.

40.      Il me semble toutefois qu’une telle solution ne soit pas praticable. La directive ne contient aucune disposition de minimis limitant ou excluant la protection de séquences génétiques présentes seulement en quantités variables (et/ou extrêmement réduites) dans un produit dérivé d’une matière biologique (10). En d’autres termes, suivre une telle voie interprétative reviendrait à introduire un élément d’appréciation quantitatif (quel serait alors le seuil de référence?) qui ne figure pas dans la directive et qui risque en dernière analyse d’accroître l’incertitude. Limiter la protection des séquences génétiques à la finalité pour laquelle elles ont été brevetées constitue à mon avis une solution préférable à tous égards.

D –    Conclusions sur la première question

41.      J’achève donc mon analyse et je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle en ce sens que, dans le système de la directive, la protection conférée à un brevet relatif à une séquence génétique se limite aux situations dans lesquelles l’information génétique exerce actuellement les fonctions décrites dans le brevet. Cela vaut aussi bien pour la protection de la séquence en tant que telle que pour la protection des matières dans lesquelles elle est contenue.

V –    Sur la deuxième question préjudicielle

42.      Par sa deuxième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande en substance si la directive s’oppose à une législation nationale en matière de brevets garantissant aux inventions biotechnologiques une protection plus étendue que celle prévue par la directive elle-même.

43.      En d’autres termes, il est nécessaire de déterminer si la directive contient une réglementation exhaustive ou minimale des brevets dans le domaine de la biotechnologie. Dans le premier cas en effet, une législation nationale conférant une protection plus étendue que celle prévue par la directive serait illégale alors qu’elle pourrait être acceptable dans le second cas.

44.      Bien entendu, cette question suppose que la réglementation nationale confère effectivement au titulaire du brevet une protection plus ample que celle définie par la directive. Il appartient à la juridiction nationale de se prononcer sur cet aspect. Par conséquent, même si en l’occurrence la législation des Pays-Bas semble être quasiment identique à la directive, y compris sous l’angle des formulations linguistiques adoptées, de sorte que la protection accrue supposée paraît difficilement décelable, cette prémisse devra être admise ici.

45.      Pour ce qui est de la deuxième question également, Monsanto est isolée par rapport à toutes les autres parties qui ont présenté des observations. En effet, alors que Monsanto soutient que la directive ne peut en aucun cas limiter la liberté des législateurs nationaux sur le point spécifique qui nous intéresse ici, toutes les autres parties inclinent à reconnaître à la directive le caractère d’une réglementation exhaustive.

46.      Une première observation que je juge nécessaire concerne le fait, parfaitement évident, que la réglementation relative aux brevets dans le domaine de la biotechnologie contenue dans la directive n’est pas complète. De nombreux aspects de la matière sont laissés au législateur national. Au demeurant, le huitième considérant de la directive, qui confirme le rôle (et, en réalité, le rôle essentiel) des droits nationaux, est clair sur ce point.

47.      Toutefois, le fait que cette réglementation ne soit pas complète ne signifie pas qu’elle ne soit pas exhaustive. En effet, il est tout à fait possible qu’une législation de l’Union n’aborde pas tous les aspects d’un secteur déterminé, tout en réglementant de manière exhaustive les domaines dont elle traite. Dans un tel cas, la liberté des législateurs nationaux serait limitée aux seuls domaines dans lesquels le législateur de l’Union n’est pas intervenu (11).

48.      À mon avis, la situation qui caractérise les brevets délivrés dans le domaine de la biotechnologie correspond actuellement au cadre esquissé dans le point précédent. La réglementation contenue dans la directive n’est pas complète, mais doit être réputée exhaustive dans les domaines qu’elle traite: il s’ensuit que, dans ces domaines, une législation nationale ne peut pas prévoir un niveau de protection des brevets plus étendu que celui prévu par la directive.

49.      Les raisons qui plaident en faveur d’une telle interprétation sont multiples.

50.      En premier lieu, l’objectif fondamental de la directive est de favoriser le marché et la concurrence, tout en respectant et en sauvegardant les investissements effectués par les titulaires des brevets. Cela résulte tant de la base juridique de la directive (à l’époque l’article 100 A du traité, qui correspond actuellement à l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), que de la lecture de la directive elle-même (voir par exemple le cinquième considérant). Il va de soi, me semble-t-il, que la reconnaissance de droits particulièrement étendus aux titulaires de brevets serait potentiellement contraire à ce but, dès lors que, par définition, un brevet constitue une limitation de la liberté économique  (12).

51.      Au demeurant, la lecture de certains considérants de la directive (je fais référence, en particulier, aux troisième, cinquième, sixième et septième considérants) montre clairement que la préoccupation principale du législateur n’était pas tant d’accroître la protection des inventions biotechnologiques que d’éviter que les différences législatives existant en la matière aient une incidence négative sur les échanges à l’intérieur de l’Union. Il est donc évident qu’interpréter la directive comme une règle d’harmonisation minimale, ce qui entraînerait un risque de divergences législatives importantes entre les États membres, serait contraire à cet objectif fondamental. L’existence, au sein de l’Union, de niveaux différents de protection pour les mêmes brevets constituerait en dernière analyse un inconvénient et une source d’incertitude pour les titulaires des brevets eux-mêmes.

52.      Il y a lieu d’observer également que la directive ne contient aucune indication expresse qui permette de déduire que les États sont libres de conférer une protection plus étendue que celle qui y est prévue. Dans les règles d’harmonisation minimales une clause de ce type est souvent insérée, comme l’a rappelé à juste titre notamment le gouvernement du Royaume-Uni dans ses observations écrites (13).

53.      Au demeurant, les directives qui imposent une harmonisation minimale ont habituellement pour but de garantir une protection inexistante auparavant. Ici, au contraire, le problème que le législateur a cherché à résoudre, ou du moins à atténuer, résidait dans les divergences qui existaient dans ce domaine entre les ordres juridiques nationaux (14).

54.      En conclusion, je souhaiterais en outre mettre en évidence un aspect important. En général, l’idée même d’une harmonisation minimale n’est guère réalisable en matière de brevets. En effet, les dispositions d’harmonisation minimale sont adoptées le plus souvent dans des contextes dans lesquels certaines personnes se trouvent clairement dans une situation de faiblesse ou d’infériorité par rapport à d’autres. On peut penser, pour prendre des exemples classiques, aux cas déjà mentionnés des consommateurs qui concluent des contrats à distance, ou des travailleurs victimes d’un licenciement collectif (15). Dans de telles situations, on voit clairement dans quelle direction l’éventuelle protection plus étendue pourrait aller: elle ne pourrait que favoriser les personnes les plus faibles.

55.      Dans le cas des brevets au contraire, une telle clarté n’existe pas. La nature d’«échange» du brevet en tant que droit exclusif conféré en échange de la divulgation d’informations et de savoir par l’inventeur exclut la possibilité d’une personne «plus faible» ou «plus digne de protection». Par définition, le brevet est un instrument juridique qui vise à atteindre un équilibre entre deux intérêts opposés, celui de la divulgation et du progrès des connaissances, d’une part, et celui de la promotion des investissements et de la créativité, d’autre part. Par conséquent, on ne peut pas non plus dire avec certitude, si l’on devait comprendre la directive en ce sens qu’elle confère une protection minimale, si la réglementation nationale «plus protectrice» devrait protéger les titulaires de brevets ou la libre circulation des idées (et des marchandises).

56.      Pour toutes les raisons exposées, je propose à la Cour de répondre à la deuxième question préjudicielle en ce sens que la directive constitue, dans les domaines qu’elle traite, une réglementation exhaustive de la protection conférée sur le territoire de l’Union à une invention biotechnologique. Partant, elle s’oppose à une législation nationale qui conférerait aux inventions biotechnologiques une protection plus étendue que celle prévue dans la directive.

VI – Sur la troisième question préjudicielle

57.      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande à la Cour quel traitement il convient de réserver, à la suite de l’entrée en vigueur de la directive, à un brevet accordé antérieurement et caractérisé par une protection plus étendue que celle prévue par la directive.

58.      Dans ce cas également, seule Monsanto estime que la date de délivrance du brevet peut être pertinente pour définir la portée de la protection qu’il confère. Toutefois, elle soutient cette thèse dans le cadre d’une argumentation développée à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour ne retiendrait pas la position qu’elle a soutenue à propos des questions précédentes.

59.      À mon sens, la réponse à cette question suppose deux prémisses.

60.      En premier lieu, comme pour la deuxième question, il faut partir de la prémisse, bien qu’elle ne soit pas clairement démontrée, selon laquelle le brevet accordé avait effectivement, au moment de sa délivrance, une portée plus étendue que celle qui résulte de l’interprétation de la directive.

61.      En second lieu, et bien que la question soit formulée en termes plutôt généraux, elle doit néanmoins toujours être comprise dans le contexte de la procédure nationale spécifique qui se déroule devant la juridiction de renvoi. En d’autres termes, elle doit être comprise en ce sens qu’elle se rapporte à un cas qui présente les caractéristiques bien définies du différend qui oppose la société Monsanto, titulaire du brevet européen sur la séquence génétique relative au soja RR, à des sociétés qui importent aux Pays-Bas de la farine de soja provenant d’Argentine.

62.      De la seconde prémisse que je viens d’indiquer découle un élément qui revêt une grande importance. Ce que Monsanto revendique, ce n’est pas seulement une protection correspondant aux revendications contenues dans la demande de brevet pour la séquence génétique qui caractérise le soja RR. En effet, les revendications font référence à la séquence génétique visant à rendre la plante de soja résistante au gliphosate. Or, il ne fait aucun doute que, dans la mesure où la séquence garantit une telle résistance (en exerçant donc sa fonction), elle doit pouvoir bénéficier légitimement de la protection conférée par la directive.

63.      En l’espèce toutefois, Monsanto revendique une protection également pour la séquence qui n’exerce pas sa fonction, et qui est au contraire incorporée en tant que résidu dans une matière morte (la farine). Par conséquent, si la Cour devait constater que la date de délivrance du brevet est dénuée de pertinence pour définir la protection qu’il convient à reconnaître à ce dernier sur la base de la directive, cela n’entraînerait en aucun cas une réduction de la protection de l’objet des revendications (la séquence qui produit un certain effet). Seule l’étendue de la protection «supplémentaire» conférée par le brevet devrait être modifiée.

64.      À mon avis, la date d’octroi du brevet doit être considérée en l’occurrence comme dénuée de pertinence. Dans ce cas non plus, de même d’ailleurs que pour les précédentes questions préjudicielles, il n’est pas possible de trouver dans la directive de réponse explicite et univoque. Toutefois, différents éléments plaident en ce sens.

65.      En premier lieu, la directive ne contient aucune règle transitoire. Si le législateur avait voulu sauvegarder la situation d’éventuels brevets préexistants, il aurait probablement introduit des dispositions spécifiques dans le texte législatif.

66.      En second lieu, il convient de rappeler la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle l’obligation d’interpréter le droit national de manière conforme au droit de l’Union porte également sur les dispositions nationales antérieures aux dispositions pertinentes de l’Union (16). Au demeurant, nous ne sommes pas dans un domaine où l’éventuelle interprétation conforme de règles antérieures pourrait avoir des conséquences en matière de responsabilité pénale: dans un tel cas en effet, il s’agirait d’une opération herméneutique probablement inacceptable (17).

67.      En troisième lieu, enfin, il faut avoir présent à l’esprit que, comme on l’a vu plus haut, la directive a été élaborée essentiellement dans le but de favoriser le marché et la concurrence sur le territoire de l’Union. Dans un tel contexte, une interprétation de la directive qui admettrait une interprétation des brevets variant en fonction de leur date de délivrance apparaît problématique. Une telle lecture de la directive finirait en effet par créer des problèmes significatifs en ce qui concerne la libre circulation des marchandises et la réalisation d’un marché unique et efficace dans ce secteur. En particulier, la sécurité juridique serait fortement réduite si la portée exacte d’un brevet devrait être définie non par les revendications pour lesquelles il a été accordé, mais par la date à laquelle il a été délivré. Sans compter que, ces éventuelles lectures «extensives» constituant tout au plus une particularité de certains ordres juridiques des États membres seulement, en reconnaître la légalité en application de la directive reviendrait à laisser subsister encore pendant de nombreuses années, c’est‑à‑dire jusqu’à l’expiration des brevets en cours de validité lors de l’entrée en vigueur de la directive, des différences sensibles entre les niveaux de protection dans les différents États membres.

68.      En conséquence, je propose à la Cour de répondre à la troisième question en ce sens que le fait qu’un brevet ait été accordé avant l’entrée en vigueur de la directive n’a aucune incidence sur la réponse à donner aux précédentes questions préjudicielles.

VII – Sur la quatrième question préjudicielle

69.      Par sa quatrième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande à la Cour d’indiquer si l’accord ADPIC, et plus particulièrement ses articles 27 et 30, peuvent avoir une incidence sur la réponse à donner aux trois questions précédentes.

70.      Disons d’emblée que je partage le point de vue exprimé à cet égard par toutes les parties, à l’exception de la société Monsanto, selon lequel l’accord ADPIC ne peut en aucune façon modifier la réponse qui doit être donnée aux trois premières questions: en particulier, à mon avis, l’interprétation de la directive que je suggère n’est en rien contraire au contenu des dispositions précitées de l’accord ADPIC.

71.      En tout état de cause, il convient de rappeler à titre liminaire que l’article 1er de la directive déclare expressément que celle-ci n’affecte pas les obligations découlant pour les États membres de l’accord ADPIC. Par conséquent, le législateur a estimé que la directive ne présente pas d’éléments d’incompatibilité avec le traité international en question: de toute manière, la clause de sauvegarde expresse contenue à l’article 1er empêche qu’un État membre puisse jamais se voir reprocher une violation de la directive lorsque son comportement a pour objet de respecter les obligations assumées dans le cadre de l’accord ADPIC.

72.      Il est clair que, dans un tel contexte, l’outil herméneutique le plus efficace pour éviter d’éventuels conflits entre la directive et l’accord ADPIC consiste à donner à la première, dans la mesure du possible, une interprétation conforme aux dispositions du second. Du reste, et plus généralement, il convient de rappeler que la jurisprudence de la Cour, d’une part écarte la possibilité d’apprécier la légalité d’une règle de l’Union à la lumière des accords OMC (18), mais, d’autre part, affirme la nécessité d’éviter d’éventuels conflits précisément à travers le principe de l’interprétation conforme (19).

73.      Il faut donc se demander si l’interprétation de la directive que j’ai proposée dans les points précédents pourrait être incompatible avec les dispositions de l’accord ADPIC: à mon sens, il n’existe aucune incompatibilité entre ces deux textes.

74.      Rien dans les dispositions de l’accord ADPIC ne s’oppose à une protection fondée sur la finalité pour les brevets relatifs à des séquences génétiques.

75.      En particulier, l’article 27 de l’accord ADPIC porte exclusivement sur la brevetabilité. La présente affaire ne soulève aucun problème de brevetabilité, puisqu’il est constant que Monsanto a le droit, qu’elle a effectivement exercé, de breveter la séquence génétique qui confère au soja la résistance au gliphosate. La question sur laquelle les parties s’opposent concerne au contraire exclusivement l’étendue de la protection à conférer à l’invention.

76.      L’article 30 de l’accord ADPIC, qui a trait aux éventuelles exceptions aux droits conférés au titulaire d’un brevet, ne pose pas non plus de problèmes de compatibilité. En premier lieu, en effet, reconnaître une protection fondée sur la finalité ne signifie pas que l’on prévoie des exceptions au domaine de protection d’un brevet: en revanche, dans le contexte d’une telle protection, la portée du droit lui-même, qui n’est pas conférée pour des utilisations autres que celles envisagées dans la demande de brevet, doit être définie de manière restrictive. Rien dans l’accord ADPIC n’oblige à conférer aux séquences génétiques une protection «absolue», c’est‑à‑dire relative à toutes les utilisations possibles, y compris les utilisations imprévues et futures.

77.      Du reste, même si l’on voulait par impossible considérer qu’une protection fondée sur la finalité des brevets relatifs à des séquences génétiques constitue une limitation de la portée d’un brevet au sens de l’article 30 de l’accord ADPIC, il me semble qu’une telle limitation pourrait en tout état de cause être parfaitement admissible. L’article 30 exige en effet que les exceptions soient «limitées» et qu’elles n’empêchent pas une «exploitation normale» de l’invention. Or, limiter la protection d’une séquence génétique aux utilisations pour lesquelles cette dernière a été brevetée n’empêche certainement pas l’exploitation normale de l’invention, qui est celle décrite dans la demande de brevet. Par définition en effet, seules doivent être exclues de la protection d’éventuelles utilisations futures et imprévisibles (qui pourraient cependant être à leur tour brevetées par le titulaire du premier brevet, si c’est lui qui les a découvertes) ou, comme dans la présente affaire, des activités liées à la transformation du produit originel, dans le cadre desquelles la séquence génétique n’exerce plus aucune fonction.

78.      En conséquence, je propose à la Cour de répondre à la quatrième question préjudicielle en ce sens que les dispositions de l’accord ADPIC ne sont pas contraires à la directive telle qu’elle est interprétée dans les réponses aux précédentes questions préjudicielles.

VIII – Conclusion

79.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions que lui a posées le Rechtbank ‘s‑Gravenhage.

«Dans le système de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998, relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, la protection conférée à un brevet relatif à une séquence génétique est limitée aux situations dans lesquelles l’information génétique exerce actuellement les fonctions décrites dans le brevet. Cela vaut aussi bien pour la protection de la séquence en tant que telle que pour la protection des matières dans lesquelles elle est contenue.

La directive constitue, dans les domaines qu’elle traite, une réglementation exhaustive de la protection conférée sur le territoire de l’Union à une invention biotechnologique. Partant, elle s’oppose à une législation nationale qui conférerait aux inventions biotechnologiques une protection plus étendue que celle prévue dans la directive.

Le fait qu’un brevet ait été accordé avant l’entrée en vigueur de la directive n’a aucune incidence sur la réponse à donner aux précédentes questions préjudicielles.

Les dispositions de l’accord ADPIC ne sont pas contraires à la directive telle qu’elle est interprétée dans les réponses aux précédentes questions préjudicielles».

1 – Langue originale: l’italien.

2 – Approuvé par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO L 336, page 1). Le texte de l’accord ADPIC est publié dans le même numéro du JO, page 214. Les versions des accords internationaux de l’Uruguay Round faisant foi sont les versions anglaise, française et espagnole.

3 – Directive du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998, relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (JO L 213, page 13).

4 – Le principe de l’épuisement est la conséquence naturelle de l’interdiction des restrictions quantitatives et des mesures d’effet équivalent prévues par les traités (actuellement par les articles 34 et 35 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). En application de ce principe, le titulaire d’un brevet qui a consenti à la mise sur le marché d’un produit sur lequel son brevet lui confère des droits ne peut s’opposer ensuite aux faits juridiques ultérieurs (cession, etc.) qui affectent ce produit. En effet, pour reprendre les termes employés par la Cour, «la substance du droit de brevet réside essentiellement dans l’octroi à l’inventeur d’un droit exclusif de première mise en circulation du produit» (arrêt du 14 juillet 1981, 187/80, Merck, Rec. p. 2063, point 9; c’est nous qui soulignons). La validité de la jurisprudence relative au principe de l’épuisement a été confirmée par la Cour à plusieurs reprises: voir, par exemple, arrêt du 5 décembre 1996, Merck et Beecham, C-267/95 et C-268/95, Rec. p. I-6285). Sur la distinction, aux fins de l’application du principe de l’épuisement, entre mise en circulation à l’extérieur et à l’intérieur du territoire de l’Union, voir, par analogie, arrêt du 15 juin 1976, EMI Records (51/75, Rec. p. 811, points 6 à 11).

5 – En effet, le présent caractérise toutes les versions linguistiques de la directive.

6 – On pourrait dire la même chose, par exemple, de vêtements confectionnés avec des fibres dérivées de coton génétiquement modifié.

7 – Voir le rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen du 14 juillet 2005, COM(2005) 312 final, intitulé «Évolution et applications du droit des brevets dans le domaine de la biotechnologie et du génie génétique», point 2.1. Toutefois, le document en question relève que la directive contient des indications qui ne sont pas totalement univoques à cet égard.

8 – Résolution du Parlement européen sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques du 26 octobre 2005 (JO C 272 E du 9 novembre 2006, page 440, point 5).

9 – Il s’agit d’une pratique courante notamment dans le secteur des produits pharmaceutiques. En effet, comme les méthodes de traitement en tant que telles ne sont pas brevetables (voir par exemple l’article 53 de la Convention sur le brevet européen, signée à Munich le 5 octobre 1973, dans sa version révisée en l’an 2000), la brevetabilité d’une substance déjà connue a été admise dans la mesure où elle est destinée à une utilisation nouvelle, afin de sauvegarder les intérêts des sociétés exerçant leurs activités dans le secteur de la recherche médicale (voir Grande chambre de recours de l’Office européen des brevets, décision du 5 décembre 1984, G 1/83, G 5/83 et G 6/83, Bayer e.a.). La même approche a d’ailleurs été adoptée en dehors du secteur pharmaceutique (voir Grande chambre de recours de l’Office européen des brevets, décisions du 11 décembre 1989, G 2/88, Mobil).

10 – Voir, dans le même sens, la décision du 10 octobre 2007 de la High Court du Royaume-Uni, qui a dénié à Monsanto la possibilité de bloquer une cargaison de farine de soja importée d’Argentine dans une affaire identique à celle qui est actuellement pendante devant la juridiction de renvoi: Monsanto/Cargill [2007] EWHC 2257 (Pat) [point 89]. Dans cette affaire, la demande de Monsanto a été rejetée sur la base de considérations relatives à l’extension des revendications du brevet.

11 – Voir arrêt du 25 avril 2002, Commission/France (C-52/00, Rec. p. I-3827, point 19).

12 – Voir, pour un cas similaire, arrêt du 15 septembre 2005, Cindu Chemicals e.a. (C‑281/03 et C-282/03, Rec. p. I-8069, points 39 à 44).

13 – Voir, par exemple, l’article 8 de la directive 85/577/CEE du Conseil, du 20 décembre 1985, concernant la protection des consommateurs dans le cas de contrats négociés en dehors des établissements commerciaux (JO L 372, page 31), et l’article 5 de la directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (JO L 225, page 16). Voir également arrêt Commission/France, précité (note 11), point 18.

14 – Voir arrêt du 9 octobre 2001, Pays-Bas/Parlement et Conseil (C-377/98, Rec. p. I‑7079, point 16). Voir également le point 25 de cet arrêt, dans lequel la Cour observe que la directive a introduit certaines «précisions» et prévu certaines «dérogations» aux droits nationaux: ce fait apparaît lui aussi difficilement compatible avec l’idée d’une directive d’harmonisation minimale, qui se borne en général à fixer un seuil minimum de protection, en laissant pour le reste les États membres libres de légiférer à leur guise.

15 – Voir note 13.

16 – Voir arrêts du 13 novembre 1990, Marleasing (C-106/89, Rec. p. I-4135, point 8); du 4 juillet 2006, Adeneler e.a. (C-212/04, Rec. p. I-6057, point 108), et du 24 juin 2008, Commune de Mesquer (C-188/07, Rec. p. I-4501, point 84).

17 – Voir arrêt du 16 juin 2005, Pupino (C-105/03, Rec. p. I-5285, point 45).

18 – La Cour a affirmé que, pour pouvoir procéder à l’examen de la légalité d’un acte de l’Union au regard d’un accord OMC, il est nécessaire que l’Union ait «entendu donner exécution à une obligation particulière à assumer dans le cadre de l’OMC, ou [que] l’acte [de l’Union] renvoie expressément à des dispositions des accords OMC» (arrêt du 30 septembre 2003, Biret & Cie/Conseil, C-94/02 P, Rec. p. I‑10565, points 55 et 56, et la jurisprudence qui y est citée).

19 – Voir arrêts du 14 décembre 2000, Dior e.a. (C-300/98 et C-392/98, Rec. p. I-11307, point 47), et du 11 septembre 2007, Merck Genéricos (C-431/05, Rec. p. I-7001, point 35).

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